CHAPITRE 6 : KHMER VS FRANCAIS
Le déjeuner était un temps privilégié où on plaisantait entre nous, notamment des clichés sur les français et les cambodgiens. Les ouvriers avec qui je mangeais le midi prétendaient que les khmers étaient capables de travailler intensément grâce à leur alimentation essentiellement à base de riz. Les Français, bien qu’ils soient plus grands et d’apparence plus costauds, ont selon eux, beaucoup moins de force. Pour quelle raison ? Parce qu’ils ne s’alimentent que de pains, jugés bien moins nourrissants. Ça les étonnerait s’il voyait tout ce qu’on mangeait d’autres en complément du pain. Ce fut une belle surprise lorsque je leur appris que les Français appréciaient manger des plats asiatiques et qu’ils le faisaient bien plus souvent qu’ils ne le pensaient de part la multitude de produits exotiques et de restaurants asiatiques qu’on pouvait trouver en France. Ah…la magie de l’importation ! Moi, j’étais surtout impressionnée de la quantité de riz qu’ils pouvaient engloutir par repas. Il m’est arrivé de déjeuner avec des familles, au village, où chacun avait un bol de riz rempli à ras bord avec pour seul accompagnement, un œuf dur relevé à la sauce de soja ou un petit morceau de viande séchée très salée.
Au détour de nos conversations du midi, une question revenait fréquemment. « Combien tu gagnes par mois, Tjouli ? » (Julie avec la prononciation khmère). La question du salaire n’avait aucun tabou. Ils me la posaient d’autant plus fréquemment qu’ils étaient persuadés qu’en tant que française, j’avais des sous pleins les poches. Je m’empressais de feinter la question et de leur rappeler que j’étais ici en tant que volontaire et qu’avant d’arriver, j’étais étudiante ; autrement dit, sans aucune liasse de billets ou épargne mirobolante. Mes parents vivaient de manière modeste, dans un quartier populaire. Ils devaient se fier à ce qu’ils voyaient sur les réseaux sociaux ou dans certaines pubs. Le mythe fut brisé lorsque je leur appris qu’il existait de nombreux sans abris à Paris et que ces derniers étaient de toute origine confondue. En effet, l’idée d’une France peuplée quasiment que par des blancs était aussi bien ancrée dans la plupart des esprits. J’aurais aimé leur montrer une photo de tous mes voisins d’enfance et leur dire : « ça, c’est la France ! ». Et peut-être aurais-je surpris certains, bouche bée de voir sur cette photo, des portugais posés aux côtés d’ivoiriens, de français, de mauriciens, d’algériens ou encore de vietnamiens.
Au fur et à mesure que le temps passait, les discussions du midi se diversifiaient et bien que mon niveau de khmer n’était pas très élevé on réussissait à se comprendre malgré tout. Ils n’hésitèrent pas à me parler de leur quotidien, de leur famille, de leur projet (d’entreprise, notamment), de leurs doutes sur l’avenir du Cambodge et quelque fois même, de politique, ce sujet si tabou habituellement.
Je me souviendrais toujours de ce jour, au lendemain des résultats des élections municipales qui ont eu lieu le 4 juin 2017…Au Cambodge, les deux principaux partis sont : le Parti du Peuple Cambodgien (CPP) et le Parti du Sauvetage National du Cambodge (CNRP). Le CPP est le parti dominant depuis la fin de la dictature des khmers rouges. C’est le parti duquel le premier ministre Hun Sen est issu. Ce dernier est au pouvoir depuis près de 37 ans, ce qui a de quoi mettre en rogne une partie de la population. Le CNRP est la principale force d’opposition. Il revendique une vraie démocratie et rejette le régime corrompu et répressif du premier ministre en place. Et pour cause, en 2018, ce dernier réussit un coup de maître. Il fait dissoudre le CNRP en condamnant ses 2 principaux leaders. Lors des élections législatives de 2018, le Cambodge se retrouve alors avec un semblant de démocratie. A l’issu du scrutin, « étonnamment », les 125 sièges de l’assemblée nationale ont été remportés par le CPP face aux quelques autres partis en lice. L’intégralité de l’hémicycle se retrouve occupé par des députés du CPP.
Cette situation n’a pas laissé indifférents les habitants de Trean, conscients de la montée de ce régime devenu totalitaire. Avant ces élections législatives, ils étaient déjà bien remontés lors de ce fameux lendemain du 4 juin 2017. Fin des élections municipales, les habitants découvrent que leur village est à présent géré par des représentants du CPP, autrefois représentés par des pro-CNRP. J’ai rarement vu autant de khmer m’exprimer leur exaspération. Le sourire si présent sur leur visage s’était effacé le temps de quelques heures. Moi, j’étais choquée de voir, à peine 1 jour après les résultats des votes, les panneaux et banderoles du CNRP démontés et aussi vite remplacés par ceux du CPP. Ces bannières étaient habituellement posées à l’entrée des villages et en un rien de temps, celles mettant en scène les représentants du CNRP avaient été retirées comme si leur présence était devenue illégale. Quelques-uns me confiaient discrètement une chose que j’avais déjà pressenti comme d’inhabituel…
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